Comment en est-on arrivé à une énième guerre civile au Soudan ?

 

Eduardo Soteras Jalil

 

Dimanche 10 octobre, nous célébrions le 75ème anniversaire de la proclamation de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen par l’ONU. Pourtant, quelques jours plus tard,  un convoi du CICR (Comité International de la Croix Rouge) était attaqué par une frappe aérienne à Khartoum, la capitale du Soudan, tuant deux personnes et faisant 7 blessés. 

 

Ce convoi, autorisé par les deux parties, transportait des civils (dont une dizaine d’enfants) en direction de Wad Madani, pour leur permettre de fuir les combats incessants qui ravagent Khartoum. Mais cela n’a pas empêché des soldats d’ouvrir le feu sur eux. L’horreur vécue par le peuple soudanais à cause de deux généraux avares et assoiffés de pouvoir et de gloire militaire est donc toujours d’actualité.

 

Mais alors que se passe-t-il au Soudan? pourquoi la situation semble être bloquée ? quelles sont les issues possibles ?

 

Tout d’abord, le conflit qui oppose les fidèles au chef de l’armée, Abdel Fattah al-Burhan et les forces paramilitaires de soutien rapide (FSR) dirigées par Mohamed Hamdan Dogolo, ne vient pas de nulle part, c’est un conflit précédé de plusieurs guerres civiles.

 

Le Soudan était, il y a près d’un siècle en arrière, une colonie anglaise, administrée partiellement par l’Égypte. On parlait alors de Soudan anglo-égyptien. Le Soudan était administré  en deux parties: Nord et Sud. En effet, au Nord, la population est musulmane et arabe de langue ainsi que de culture, alors qu’au Sud la population est chrétienne et animiste. Cependant, en pleine connaissance des divisions entre ces deux communautés (même si en réalité il s’agit de regroupements de plusieurs peuples différents), la Grande-Bretagne dans son processus de décolonisation décide de laisser la gouvernance du Soudan en entier à un dirigeant arabo-musulman qui ne garantira pas l’autonomie du Sud. 

 

De plus, le Soudan du Sud est le foyer d’une des réserves de pétrole les plus grandes d’Afrique, ce dont a profité le pouvoir central à Khartoum pour continuer à s’enrichir tout en  creusant encore plus l’écart économique entre le Nord et le Sud.

 

Mais après plusieurs guerres civiles et un référendum, le Soudan du Sud obtint son indépendance. Cependant, deux autres communautés continuent à être opprimées par le pouvoir central, les fours et les zaghawas.

 

Si leurs noms peuvent paraître comiques, leur histoire ne l’est pas. Vivant dans un pays centralisé autour d’une communauté arabo-musulmane, les fours et les zaghawas sont, depuis l’indépendance du Soudan, opprimés par Khartoum. Étant eux-mêmes musulmans, leur seul crime aux yeux des dirigeants soudanais est celui d’être noirs. En effet, ils ne sont pas reconnus comme une communauté à part, alors qu’ils ont notamment leur propre langue. C’est un affrontement qui se traduit aussi par le fait que les Arabes sont minoritaires au Soudan, mais contrôlent le gouvernement et soumettent les autres peuples soudanais.

L’absence de reconnaissance de la part du pouvoir central, et une inégale répartition des richesses et des ressources, va donc mener les milices armées du Darfour (le territoire où vivent les fours) à se rebeller, provoquant une nouvelle guerre civile entre 2003 et 2020. 

 

C’est dans celle-ci que va émerger Mohamed Hamdan Dogolo, alias Hemetti.

 

Pour mater la rébellion au Darfour, l’ancien président envoie son armée. Mais voyant que la situation ne se stabilise pas, il doit faire appel à d’autres forces. Il demande donc le soutien des Forces de Soutien Rapide (FSR) de Hemetti.

 

Ces dernières sont issues de l’union de différentes milices janjawids, et possèdent comme légitimité officielle la défense des populations au Darfour arabes ou arabisées (bien que dans la pratique ils vont terroriser les populations non-arabisées du Darfour). 

 

Ainsi, tout au long de la guerre, l’État soudanais va financer et armer les FSR, leur permettant de devenir la deuxième force armée du Soudan la plus importante en étant presque à la hauteur de l’armée soudanaise. Cela permettra surtout à l’armée soudanaise et aux FSR de commettre d’innombrables massacres, viols et nettoyages ethniques dans le Darfour, comme le rapportait en 2004 le coordinateur humanitaire de l’ONU, Jan Egeland. Ils seront d’ailleurs aidés par la milice Wagner, en échange d’un accord de contrebande d’or pour financer la guerre en Ukraine. 

 

Alors que cette même guerre n’est toujours pas finie, une révolution éclate. Initiée par une grande partie de la population civile (rapidement rejointe par l’armée régulière), elle provoque la chute de l’ancien président Omar el-Beshir, conduisant à l’installation d’un gouvernement provisoire qui sera de courte durée. En effet, seulement deux années plus tard, le chef de l’armée soudanaise, Abdel Fattah al-Burhan et Hemetti se mettent d’accord pour renverser ce gouvernement provisoire et former une junte militaire. 

 

Ils promettent alors la formation d’un gouvernement civil en avril 2023, mais lorsque l’échéance arriva, aucun accord ne fut conclu entre les deux parties pour former un gouvernement (notamment parce que Hemetti refusait d’intégrer ses FSR dans l’armée soudanaise et de perdre ainsi son pouvoir).

 

Les tensions étant donc à leur comble, Hemetti ordonna à sa milice d’attaquer les bases militaires soudanaises, et déclencha ainsi un énième conflit au Soudan. Mais cette fois, il ne s’agit pas de conflit, ethnique, religieux ou même économique entre deux communautés.

 

Il s’agit d’une lutte armée entre deux hommes souhaitant contrôler le Soudan pour s’approprier des ressources du pays, les exploiter et empocher le plus d’argent possible pour eux-mêmes. 

 

Il s’agit d’un affrontement entre deux hommes en quête de fortune et de gloire militaire, qui feront fi de toute éthique et convention sur le droit de la guerre comme ils l’ont montré par le passé au Darfour, ou lors des manifestations pro-démocratie en 2019.

 

Cela fait bientôt 8 mois que le conflit se déchaîne principalement dans les rues de Khartoum, mais aussi au Darfour et à l’Est du pays. Plus de 12 000 civils ont été tués, un million de personnes sont parties du pays pour se réfugier, et plus de quatre millions de personnes ont été déplacées de force. Et le nombre ne fait qu’augmenter.

 

Il ne faut pas oublier qu’il s’agit ici d’un jeu d’influence, et que des puissances extérieures financent les deux parties et gangrènent un conflit déjà enlisé. D’un côté les FSR d’Hemetti sont soutenues par les Émirats Arabes Unis, étant la principale destination des exportations d’or du Soudan (exportations contrôlées par les FSR), mais ils sont également soutenus par la Russie, qui projette la construction d’un port dans la côte soudanaise et de l’Éthiopie. 

 

De l’autre côté, al-Burhan bénéficie du soutien de l’Égypte qui veut contrecarrer les intérêts de l’Éthiopie, et des États-Unis qui souhaitent étendre leur influence dans le monde arabe. 

Ainsi si beaucoup d’experts estimaient qu’un enlisement du conflit ne bénéficierait à personne, il semblerait qu’une solution est très loin d’être trouvée, et que nous nous dirigeons vers un énième conflit dévastateur, comme il en est coutume, pour les civils. 

 

Vassili Senegas

Évaluation: 4.3333333333333 étoiles
6 votes