La guerre civile yéménite: une guerre ignorée ?

 

Iran-backed Houthi rebels brandish their weapons at a gathering in Sanaa in this file photo. (AFP)

 

Alors que la guerre en Ukraine a été le sujet phare de tous les médias du monde pendant plus d’un an, et que le conflit israélo-palestinien l’est désormais sur les réseaux sociaux, nous entendons très rarement parler de la guerre civile au Yémen, une guerre pourtant violente qui a causé près de 400 000 morts.

 

État des lieux : une guerre complexe et d’une brutalité inouïe

 

Avant d’étudier la situation actuelle, il est important de contextualiser.

 

Le Yémen est un pays complexe, tout d’abord parce qu’il naît d’une unification entre le Yémen du Nord et le Yémen du Sud en 1990. Dès sa création, l'État central dirigé depuis Sanaa, capitale de l’ancien Yémen du Nord, peine à contrôler l’ensemble du pays. D’une part, les revendications sécessionnistes dans le Sud se multiplient, jusqu’à mener à une guerre civile en 1994. Le Nord non plus n’est pas stable puisqu’une partie du territoire est contrôlée par les Houthis (Le nom de “Houthis” leur est donné du nom de leur chef, Hussein Badreddine al-Houthi), depuis leur fief, Saada. Ils profitent ainsi du chaos provoqué par la guerre civile pour lancer des incursions armées à Sanaa notamment, et réclament que le pouvoir central cesse de marginaliser leur communauté, les zaïdites (une branche du chiisme qui représentent 42% de la population yéménite). 

 

À cette fracture territoriale s’ajoutent un chef d’État autoritaire, Ali Abdallah Saleh, qui dirige le pays depuis la réunification, et une situation de crise économique et sociale profonde, ce qui alimente encore plus les tensions et les divisions entre les différentes factions yéménites. 

 

Après la révolution de 2011, alors que la guerre du Sa’dah était toujours en cours, Saleh est démis de ses fonctions et est remplacé par son ancien vice-président, Abdrabbo Mansour Hadi.  La situation se complique alors encore plus. Hadi prévoit de découper le Yémen en six provinces, dont une qui relie Sanaa à Saada, ce qui symbolise la volonté de Hadi de rattacher les territoires rebelles  à l’État yéménite, ce que les Houthis ont considéré comme une énième négligence des droits des zaïdites. En plus de cela,  des manifestations éclatent en juillet 2014 dans le Nord du pays pour protester contre la hausse du prix du pétrole, mettant le feu aux poudres. 

 

Le 16 septembre, les forces Houthis lancent une offensive sur Sanaa, et en prennent le contrôle, ce qui leur permet de prendre le pouvoir début 2015. Les forces armées restées fidèles à Saleh rejoignent les Houthis, et commencent à descendre vers Aden, port stratégique synonyme du contrôle du détroit de Bab-al-Mandeb. Le président Hadi, qui s’y était réfugié après la prise de Sanaa, se retrouve alors acculé, et il fuit à Riyad.

 

C’est là que rentre en jeu l’Arabie Saoudite, le “grand frère” des pays sunnites. Le royaume saoudien veut en effet stabiliser sa frontière avec le Yémen mais surtout éliminer les rebelles Houthis, qui sont soupçonnés d’être soutenus par l’Iran, son adversaire de longue date.

 

Tandis que la guerre civile se poursuit, provoquant au passage la mort de dizaines de milliers de civils et l’une des pires famines du XXIème siècle, un nouveau point de tension est créé  entre l’Arabie Saoudite et l’Iran, dans un climat de nouvelle Guerre Froide.

 

Aujourd’hui, malgré les différents cessez-le-feu et accords conclus entre les rebelles Houthis et les forces gouvernementales (désormais soutenues par les fidèles de Saleh, assassiné par les Houthis fin 2017), une paix durable n’a toujours pas été trouvée. Cependant, ce sont surtout les conséquences de cette guerre civile qui semblent irréversibles : 4 millions de personnes ont été déportés, des milliers d’enfants se sont fait enrôler et endoctriner dans les milices armées, et le Yémen est désormais classé parmi les pays les plus pauvres du monde. La population civile est affamée, et des centaines de milliers de bébés et enfants sont en situation de malnutrition, comme le rappelle le représentant de l’UNICEF au Yémen, Peter Hawkins. « Au Yémen, la vie de millions d’enfants vulnérables est toujours menacée en raison des conséquences inimaginables et insupportables de cette guerre écrasante et interminable ». 

 

Et pourtant, le traitement médiatique sur ce désastre humanitaire est quasiment nul, et l’Occident semble même être de plus en plus indifférent face à cette situation dramatique.

Un enfant allongé sur le lit d’un hôpital de la région du port de Hodeidah, contrôlé par les Houthis, 

photographie réalisée par Hani Mohammed

Mais alors, pourquoi ne parle-t-on presque jamais de ce conflit ?

 

Certes, certains médias ont déjà consacré des reportages à la situation catastrophique au Yémen, mais il semblerait que la guerre civile qui s’y déroule se fasse éclipser par d’autres conflits, considérés comme plus importants.

 

En réalité, c’est surtout pour des raisons géopolitiques et stratégiques que nous ne parlons pas du conflit au Yémen. Il faut rappeler que beaucoup de pays de l’Union Européenne et de l’OTAN vendent des armes à l’Arabie Saoudite, dont les États-Unis et la France ! Or, les forces saoudiennes utilisent sûrement cet arsenal français et américain pour bombarder en masse les populations civiles du nord du Yémen, dans les territoires sous contrôle des Houthis. On ne va donc pas parler en France des bombes françaises qui tuent quotidiennement des centaines de civils. La France a également besoin du pétrole saoudien, elle préfère donc éviter de froisser les dirigeants du clan Saoud. Les horreurs commises par leur armée resteront donc dans l’oubli.

Il en va de même pour l’Iran, avec qui certaines délégations européennes et nord-américaines continuent de négocier un nouvel accord sur la construction d’une arme nucléaire iranienne. 

 

Cela nous mène à une autre explication : il est plus facile de traiter de la guerre en Ukraine. C’est un conflit où il y a un agresseur, Vladimir Poutine, et une victime, l’Ukraine. Une analyse manichéenne avec un “méchant” et un “gentil” permet alors à ce conflit d’être plus compréhensible et “accessible” au grand public. Alors que dans le cas du conflit yéménite, il est plus difficile d’établir  une dichotomie entre les deux camps, tant le sujet est complexe, les relations avec les deux partis étant importantes à maintenir. Et il est d’autant plus difficile pour les pays alliés à Washington de soutenir des personnes qui scandent couramment : “mort à l’Amérique”, comme le démontre Laurent Bonnefoy, chercheur au CNRS.

 

Enfin, une dernière raison qui expliquerait l’absence presque totale de traitement médiatique sur la guerre civile yéménite, est que le Yémen, c’est un pays inconnu, un pays “lointain”, “non-Européen”, et qui n’intéresse pas le public des journaux et plateaux télévisés des pays occidentaux. Ainsi, on aura plus tendance à déplorer la tragédie du peuple ukrainien, que celle du peuple yéménite. En plus de cela, la guerre civile en Syrie faisant rage au même moment, elle recevait toute l’attention des journalistes et reporters, éclipsant le Yémen.

 

Cette hypocrisie médiatique et hiérarchisation des catastrophes humanitaires est à déplorer dans beaucoup trop d’autres conflits, comme la guerre civile soudanaise, la crise haïtienne, le conflit multi-ethnique éthiopien, la guerre civile congolaise…

 

Il est indéniable que même si nous avions parlé de ces sujets les drames se seraient produits, les guerres auraient quand même éclaté. Mais si nous n’avions pas oublié la guerre civile au Yémen, peut-être que la France aurait fait face à une pression médiatique et populaire plus forte et aurait ainsi arrêté de financer le massacre des civils yéménites par l’Arabie Saoudite. Peut-être que les actions des ONG se seraient intensifiées, peut-être qu’il n’y aurait pas eu 400 000 morts, des millions de déplacés et une famine laissant  des dizaines de milliers d’enfants malnutris.

 

Vassili Senegas

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