La zone d'intérêt de Glazer, quand la barbarie nazie dépasse l'action en s'immisçant dans l'inaction

 

Karsten Winegeart, Unsplash

 

Prendre le soleil affalé sur un transat à rayures au bord d’une piscine. Une situation quotidienne et joviale allez vous me dire. Mais si je vous répond que de l’autre côté du mur, magnifiquement bordé de feuilles de vigne et de fleurs, se trouve comme voisinage un camp de concentration et d’extermination, donnant la mort chaque jour à des milliers d'êtres humains, allez vous me répondre pareil? 

 

Se divertir et vivre dans l’horreur, c’est ce paradoxe glacial qu’a essayé de dépeindre Jonathan Glazer avec son nouveau film La zone d'intérêt sorti le 31 janvier dernier.



Résumé

 

Une famille allemande s’installe à Auschwitz à la suite de l'obtention du poste de commandant du camp par le mari. Leur maison se situe à quelques mètres du camp mais cela ne les empêche pas de vivre une vie idyllique et “normale”, comme s' il ne se passait pas l’effroi juste en face de chez eux. C’est ce paradoxe que va nous décrire Jonathan Glazer en donnant un rôle clé à des procédés cinématographiques marginaux. 

 

Le bruit: 

 

On entend tout mais l'on ne voit rien. C’est par ce procédé que Glazer a décidé de décrire l’horreur, le son. C’est ce qui fait que le film offre une expérience sensorielle glaçante et unique. Tout au long du film, on suit l’horreur interminable par le son qui ne nous quitte pas et ne quitte jamais non plus les personnages. Cela crée un paradoxe insupportable nous faisant nous demander comment il est possible de vivre dans une telle ignorance et un tel déni. Car oui, les personnages essayent tant bien que mal d’étouffer et de masquer les sons par des rires déplacés, de s'endormir au son bourdonnant des fours crématoires, des cris et des coups de fusils, de s’assoupir au bruit monstrueux de la solution finale.

 

Le déni:

 

Les personnages sont plongés dans une banalité et une insouciance stupéfiante dans la totalité du film. Le chien de la famille en est le couronnement: au comportement puéril et frivole, il court partout, aboie, lèche le morceau de gâteau sur la table, fait des choses qu’il ne devrait pas et c’est justement cela que cherche à démontrer ce film et qui le rend particulièrement glaçant: cette famille fait ce qu’elle ne devrait pas faire, continuer à vivre chaque jour avec l'acceptation de l’horreur d’en face. D’autant plus que quand le moment de partir d'Auschwitz sera venu, la femme du commandant ne voudra pour rien au monde quitter ce petit paradis qu’elle a mis tant de temps, et avec beaucoup de devouement, à créer: elle ne peut pas abandonner son joli jardin avec ses fleurs qu’elle a soigneusement plantées. De plus, l'endroit est idéal pour que les enfants grandissent “sainement”, avec une rivière à deux pas de la maison, nous apprend-elle dans une scène pittoresque, pleine de déni, lorsqu’elle essaye de persuader son mari de rester ici. Encore une fois, un paradoxe effrayant, celui de vouloir rester alors qu’à côté, les juifs feraient tout pour partir et quitter ce lieu effroyable. Le paradoxe ici est de retenir que la rivière est seulement à deux pas de chez eux, tout en faisant abstraction de la proximité du camp qui est littéralement collé à leur maison.

 

Le contraste : 

 

Le procédé artistique au centre de cette œuvre cinématographique consiste en une séparation sordide entre deux mondes, deux quotidiens. L’illustration la plus frappante de ce contraste réside dans l’édifiant mur gris construit entre le camp de mise à mort Auschwitz et le paradis familial de la famille du commandant du camp. 

 

Ce mur, surmonté de barbelés, s’élève à quelques mètres de manière à délimiter suffisamment le paradis avec l’enfer sur terre. Ces briques emboîtées les unes sur les autres parfont la métaphore : il y a un monde entre ce camp et cette famille, pourtant, ce monde prend la forme d’un grand mur rêche et droit, large de quelques mètres.

 

Parfois, cette séparation laisse filtrer quelques indices, quelques détails, et le contraste devient alors encore plus significatif lorsque tous les éléments sont réunis et que la famille continue de vivre de manière détachée. Ainsi, on retrouve une scène au début du film durant laquelle un détenu, vraisemblablement travaillant pour la famille, traverse la cour avec sa brouette. 

 

Ce prisonnier, tout vêtu de gris, dégageant une odeur de mort inimaginable, vient contraster avec le jardin d’un vert éclatant, accueillant toutes sortes de fleurs et de plantes synonymes de vie. 

 

A travers un plan large, avec le détenu déplaçant la brouette en longeant le mur gris et les fleurs, l’auteur nous fait prendre conscience de l’ampleur du contraste sur cette scène de quelques secondes, et nous plonge pleinement dans la thématique sordide du film. 

 

extrait du film La zone d'intérêt , Digital trends

 

Ce contraste est souligné par une autre scène saillante où l’on voit la femme du commandant traverser le camp pour aller rejoindre son mari à la rivière. Pour elle, tout semble normal et habituel. Pour nous, les spectateurs, cette scène est atroce et lamentable à voir. Longer le camp comme longer la maison du voisin d’en face, Hedwig (la femme) ne posera jamais le regard sur ce camp, alors même qu’elle se retrournera pour regarder derrière elle quelque chose d’insignifiant. Mais ce qui a vraiment du sens ne semble pas l’attirer, elle l’ignore, passe à côté, le repousse, c’est cette sensation frustrante et pusillanime que nous donne cette scène. Le personnage nous paraît même comme quelqu’un de ridiculement choyé, qui s’empresse de courir dans les bras de son mari car ce qu’elle vient d’apprendre est affligeant (elle ne pourrait pas continuer à habiter dans cette maison). Mais ce qui est réellement affligeant, à savoir les atrocités du camp, elle ne s’en doute pas une seconde, n’y pense même pas. 

 

Le paradoxe est immense, le caractère enfantin et les lamentations épouvantables de Hedwig contre le vrai désespoir, celui d'être condamné à mort pour cause de race.

 

Ce sont ces scènes paradoxales tout au long du film qui nous permettent d’appréhender tout le caractère sordide du film. 


Car en réalité, il ne se passe rien dans ce film. Et à la fois, il se passe tout. 

 

Chaque scène ne se résume pas à une série d’images qui défilent devant les yeux du spectateur, non, chaque image qui apparaît est remplie de sens. Tous les indices laissés tout au long du film par le réalisateur viennent illustrer la gêne qui s’empare du spectateur lorsque des cris d’humains, des bruits de tir, raisonnent à côté d’un enfant en train de jouer aux soldats tranquillement dans sa chambre. 

 

L’enfant n’est pas simplement en train de jouer, puisqu’en réalité, derrière cette scène étrange, on a l’illustration profonde de la barbarie de cette famille. La barbarie d’une famille qui vit à côté d’un camp qui se fixe des quotas, des objectifs de morts à atteindre à la fin du mois. 

 

C’est aussi ça le message transmis par l’auteur, la déshumanisation flagrante de la vie humaine, au nom d’une race, d’une idéologie, d’un combat. Lorsque le commandant du camp reçoit de nouveaux fours crématoires, le détachement avec lequel les ingénieurs abordent le sujet montre à quel point la mise à mort s’est transformée en état d’usine. Un corps, une vie, une âme n’ont plus rien d’humain, ils sont un pourcentage, un chiffre, un nombre. Ils sont un score, ils sont synonymes d’une promotion ou d’une destitution, ils ne sont plus rien, plus que des cendres. 

 

Le réalisateur joue avec ce contraste dans l’alternance des scènes, en passant de scènes morbides, à la joie apparente d’une famille qui, aux premiers abords, n’a rien d‘extravagant. On peut ainsi entendre des cris, voir des flammes s’élever durant la nuit, tandis que dans la chambre conjuguale, la femme du commandant rit à gorges déployées en le suppliant de la ramener dans un SPA en Italie. 

 

Au fond, après avoir vu le détachement avec lequel les protagonistes vivent dans ce film, le spectateur en vient à se demander qui garde le plus d’humanité en lui. De quel côté du mur retrouve-t-on le plus de bribes d’humanité, retrouve-t-on un cœur, des sentiments, et des émotions ? 

 

Seraient-ce dans les cadavres acheminées quotidiennement dans des fours crématoires ? Seraient-ce dans les cendres qui s’échappent des cheminées ? 

 

Il se pourrait bien qu’une cendre prise dans les mailles du vent, balancée de droite à gauche dans l’air ambiant d’une Pologne malade, possède toute de même plus d’humanité que cette famille nazie. 

 

Comme si les êtres humains étaient parfois les êtres dotés du moins d’humanité, comme si parfois une simple cendre issue d’une combustion d’un corps humain, possédait un cœur plus large que cette illustration de la barbarie nazie. 

 

Eliot Senegas et Emma Malvaso 

Évaluation: 5 étoiles
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