Qu'attendent les singes pour devenir des Hommes : l'Algérie de Yasmina Khadra 

 

PHOTO : GETTY/AFP/JOËL SAGET

 

Paru le 3 avril 2014, Qu’attendent les singes est partagé entre thriller et dénonciation politique. Yasmina Khadra (Mouhamed Moulessehoul de son vrai nom) nous présente dans ce roman une radiographie de l’Algérie moderne, au contexte politique complexe. 

 

Au cœur de la forêt de Baïnem est retrouvé le corps de Nejma, jeune étudiante en médecine. Chargée de l’enquête, la commissaire Nora Bilal est assistée par le lieutenant Guerd (qui accepte mal d’être sous l’autorité d’une femme) et de l’inspecteur Zine, devenu impuissant après le choc d’une opération terroriste dont il a été victime. Sid-Ahmed, un ancien journaliste et ami de Zine, s’est réfugié dans une vielle baraque à proximité de la mer après avoir perdu sa femme à la suite d’une attaque terroriste. 

 

Ces personnages baignent dans une Algérie en reconstruction, gangrenée par la corruption dirigée par les Rboba. Sâad Hamerlaine, le despote qui se prend pour le seigneur d’Alger, représente ce système plus que personne. Considéré comme héros de la nation algérienne indépendante, qui oserait lui ôter ce privilège ? Qui oserait croire que la loi passe avant lui ?

 

L’enquête menée par la commissaire est haletante, pleine de suspense et particulièrement bien écrite. D’autres personnages lévitent autour de ce phénomène, brouillant incessamment les pistes de l’enquête.    

 

Dans cet ouvrage, Yasmina Khadra nous dépeint un portrait d’une l’Algérie, pourtant moderne, ravagée par des années de guerre civil et par le terrorisme islamiste. 

 

Au cœur de l'ouvrage, il se penche particulièrement sur le sort des puissants, qu’il appelle les Beni Kelboun (littéralement les fils de chien). Dans l’avant-propos, la mise en bouche est salée : « Il y a ceux qui font d’une lueur une torche et d’un flambeau un soleil et qui louent une vie entière à celui qui les honore un soir ; et ceux qui crient au feu dès qu’ils voient un soupçon de lumière au bout de leur tunnel, tirant vers le bas toute main qui se tend vers eux. En Algérie, on appelle cette dernière catégorie : les Béni Kelboun. Génétiquement néfastes, les Béni Kelboun disposent de leur propre trinité : Ils mentent par nature, triche par principe et nuisent par vocation. »

 

L’engagement politique de l’auteur est clair au sein de l’ouvrage, aux vues de son hostilité envers le gouvernement actuel et particulièrement envers la quatrième candidature de Abdelaziz Bouteflika, à laquelle il avait tenté de faire barrage en se présentant lui-même aux élections. Manquant de signatures, le projet n'avait jamais pu voir le jour. 

Dans son interview avec le JDD, il qualifie le régime de zombie, « un mort vivant aux abois qui tente désespérément de survivre à sa propre décomposition ».  

 

Yasmina Khadra nous dépeint une société algérienne déchirée entre des décideurs qui font leur propre loi et un peuple qui a cessé de rêver depuis bien longtemps, ayant puisé tout son amour, ses refoulements les plus obscurs autour d’un ballon rond : « C’est notre sédatif, notre soin palliatif ».

 

Pourtant vers la fin de l’ouvrage Zine, personnage représentatif d’un pessimisme systémique, pointe du doigt la responsabilité des grands et remercie le peuple algérien de garder la foi : « Ni les abus ni les désillusions n'ont réussi à le délester de son âme. » il ajoute  « On a confisqué ses valeurs, chosifié ses mythes, clochardisé ses artistes et on a étouffé dans l'œuf ses idoles et ses champions  pourtant il continue de croire (…)  parce qu'il garde la foi, longanime parce que immortel».

 

L’ouvrage de Khadra a l’avantage d’être intemporel malgré les événements de 2019-2021 (des manifestations hebdomadaires importantes pour contester la volonté de Bouteflika de se maintenir au pouvoir) et bientôt les 10 ans qui se sont écoulés depuis la sortie de l’ouvrage. Après la publication de ce dernier, on ressent en Algérie la vague populaire dont parlait si bien l’auteur.  

 

Nous nous situons à 3 ans du Hirak révolutionnaire (la fameuse série de manifestations qui a drainé des centaines de milliers de personnes dans les rues) qui a ouvert la voie à l'arrivée au pouvoir de Abdelmadjid Tebboune. Si les citoyens ont encore du mal à cerner les contours de cette « Algérie nouvelle » (concept inventé par le président pour définir son projet de société en opposition à celui du régime précédent), la situation politique n’est plus ce qu’elle était à la chute de Bouteflika. La dynamique du Hirak est étouffée. Éteinte. 

 

À cela il y a deux raisons : la pandémie de Covid-19 bien sûr, mais aussi la répression qui s’est abattue sur les manifestants, ainsi que sur les principaux animateurs du mouvement. 

 

La fin du Hirak (du moins dans sa forme originelle) était d’autant plus inévitable que les autorités ont décrété qu’il n’avait plus lieu d’être dès lors que ses principales revendications étaient satisfaites ou en voie de l’être. 

 

Le peuple qui avait cru être libéré se retrouve encore une fois sous l’égide d’un même homme (Tebboune étant l’ancien premier ministre de Bouteflika). 

 

L’une des armes principales du gouvernement est une censure forte et un contrôle des médias renforcé, faisant partie d’un système particulièrement bien aiguisé. Ce dernier est ainsi illustré par la clôture d’un certain nombre de journaux internet indépendants, voie/voix médiatique de la jeunesse (TwalaInfo ; TariqNews) durant la pandémie de covid principalement. Ce musèlement de la presse illustre bien les propos de Yasmina Khadra :    

 

« En Algérie les génies ne brillent pas, ils brûlent. Lorsqu'ils échappent à l'autodafé, ils finissent sur le bûcher. Si, par mégarde, on les met sous les feux de la rampe, c'est pour mieux éclairer les snipers. » 

 

En cela, l'auteur dénonce la prolifération de la gangrène dans cette société, tout en émettant un message d'espoir aux générations futures.

 

On pourrait alors attribuer une valeur purement politique au livre qui l’est en effet mais on peut y accorder un point de vue philosophique particulièrement bien représenté par le personnage de Sid-Ahmed, ennemi (intellectuel) du régime qui ne cessera de se demander ce qu’attendent les singes pour devenir des hommes ? 

 

«- J'ai la mer en face de moi, elle n'arrive pas à éteindre le feu dans mon crâne. J'ai besoin qu'on m'explique: qu'attendent les singes pour devenir des hommes?

 

 - Ils le voudraient qu'ils ne le pourraient pas, Sid. C'est dans la nature des choses, voyons. On n'exige pas d'un dépotoir de sentir bon » 

 

Il est là le propos de l’auteur, qu’attendent les singes pour devenir des hommes ? 

 

Luna Bouhadjar

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