A la frontière des identités perdues : Tous des oiseaux de Wajdi Mouawad

Parue le 21 mars 2018, Tous des oiseaux est une pièce contemporaine écrite et mise en scène par Wajdi Mouawad, un acteur, dramaturge et metteur en scène libanais ayant vécu au Canada et vivant actuellement en France. Cette pièce se déroule sur le territoire d’Israël, et lors du conflit qui s’éternise avec la Palestine, mais surtout avec le Liban. Elle fait œuvre d’une véritable quête identitaire, à la fois personnelle et universelle, qui vient déchirer les personnages et faire basculer leur vie.
Tous des oiseaux, c'est un peu le Roméo et Juliette du 21e siècle, opposant la mémoire de deux peuples à travers l’amour impossible des personnages d’Eitan et Wahida. Le rideau s’ouvre ainsi sur la rencontre entre Eitan, un jeune chercheur allemand en génétique, d’origine israélienne et Wahida, doctorante américaine, d’origine arabe, à la beauté sans nom, qui prépare sa thèse sur l’histoire de Hassan Al-Wazzân (ou Léon l’Africain). Tous deux tombent éperdument amoureux, mais la famille juive d’Eitan ne voit pas d’un bon regard cette relation et n’accepte pas cette union entre un Juif et une “Arabe”. À la suite de cette rencontre chaotique, Eitan et Wahida partent ensemble en Israël afin qu’Eitan puisse revenir sur les traces d’un terrible secret familial. Mais dans le cadre de ce voyage, Eitan est victime d’un attentat et se retrouve plongé dans le coma.
Il est important de préciser que la chronologie de la pièce s’inscrit dans un contexte historique précis : le père d’Eitan, David, naît en 1967 pendant la Guerre des 6 jours, tandis qu’au cours de l'intrigue certains personnages se séparent à l'issue de l'Opération Paix en Galilée » s’étant déroulée en 1982 au Liban. Cependant, le cadre de l’action se situe en 2017. En effet, Wajdi Mouawad se place à l’encontre des règles du théâtre classique, optant plutôt pour une pièce mélangeant les temps dans le récit. De plus, ce qui frappe, c’est qu’il nomme rarement les guerres/attaques ainsi que leurs protagonistes, et ne nous pousse pas pour autant à choisir un camp. Un choix qui sert à démontrer que la violence est métaphorique de toutes les guerres et que l’on ne parle pas de guerres particulières mais de La Guerre: Celle qui confronte les Hommes à la haine et à la violence.
Mais reste que le conflit israélo-palestinien (avant sa reprise le 7 octobre 2007) est présent à tout instant de l'histoire, car c’est lui qui nourrit une colère habitant presque tous les personnages. C’est cette même colère née de cette guerre, de cette mémoire et de cette histoire que portent les enfants des générations précédentes et qu’elles transmettent à leur tour en héritage aux générations suivantes. Mais ce n’est pas la seule violence présente dans la pièce. On retrouve celle des attentats et du véritable traumatisme qu'ils laissent derrière eux. Et par-dessus tout, il y a cette haine de l'autre, de l'ennemi, qui peu à peu s'est immiscée dans le cœur des gens.
Mais, toute cette violence n’est pas mise sur les devants de la scène sans raison. Elle est même fondamentale, car elle permet d’introduire des interrogations importantes qui rythment la pièce : est-ce qu’à partir du moment où des peuples sont ennemis, les générations futures deviennent-elles aussi ennemies ? Est-ce qu’apporter une nuance à cette idée constitue une trahison envers sa patrie/son pays? Où est-ce qu’au contraire l’absence de nuance nous renferme sur le passé ?
Cependant, Wajdi Mouawad ne livre aucune réponse, préférant laisser les lecteurs et spectateurs libre de trouver la leur. Mais ce que l’on peut retenir de cette pièce tout comme de ses autres œuvres, c’est que dans les conflits , il n'existe aucune réalité qui puisse dominer une autre. Tout conflit est un labyrinthe dans lequel rôde le monstre aveugle des héritages oubliés. Malgré la violence des mots et des actes, malgré la haine provoquée par le passé et les rancunes ancestrales, c'est d'humanité qu'il est question dans cette pièce.
Ainsi, cette pièce met en scène les histoires entremêlées de huit personnages, non en quête d'auteur, mais en quête d'eux-mêmes. C’est à travers leurs histoires que se pose la question fondamentale de l'identité. Chaque histoire des personnages a sa zone d'ombre qui leur est inconnue, et qui une fois dévoilée, ne pourra que ébranler leur construction. Les personnages sont d’ailleurs dans un effort constant de définition de ce qu’est l’identité : se définit-elle par les gènes, les racines, la communauté, les choix ?
De cette manière, la pièce questionne constamment la limite entre origine et identité : "Notre passé, nos origines, définissent-ils notre identité ?". Voici la question principale de Tous des oiseaux. La distinction entre origine et identité a d’ailleurs été affirmée dans une interview dans laquelle Wajdi Mouawad explique qu’effectivement, origine et identité ne sont pas les mêmes, et que selon lui, il existe un véritable amalgame entre les deux : “Cet amalgame entre origine et identité, penser que l'origine est l'identité…
Alors que, moi, je suis Libanais, mais l'identité est un rêve, c'est quelque chose qui est devant nous, on va vers quelque chose, l'identité se construit”. Selon l’auteur, l’origine serait donc fixe tandis que l’identité est en constant changement, selon nos rencontres, nos choix de vie et nos actions. Cet état d’esprit s’explique par le fait que Mouawad croit fermement au miracle de la réconciliation, et qu’il a choisi de le faire par le théâtre.
Le fil rouge du récit de sa pièce est celui du conte perse de l’oiseau amphibie, racontant l’histoire d’un oiseau fasciné par l’Inconnu qu’il percevait à travers les poissons multicolores de la mer qu’il survolait toujours. Il rêvait d’y plonger pour nager avec eux mais sans jamais pouvoir les rencontrer, car sa tribu l’avait averti du danger que cela engendrerait. Seulement l’envie qui le dévorait l’a mené à sauter le pas. Il a plongé dans la mer et a dit aux poissons, à son arrivée, “je suis des vôtres”, quand soudain lui sont apparues des branchies.
En surpassant sa peur et malgré l’avis de ses confrères, il est devenu un oiseau amphibie heureux de vivre avec les autres, entre ciel et mer. Cette histoire illustre à elle seule le propos de la pièce, à savoir notre quête d'identité.
Dans une émouvante scène finale, alors que sa famille est entièrement déchirée, Eitan affirme qu’il ne se consolera pas tant que les hommes ne vivront pas d’amour. Il répète en boucle “Je ne me consolerais pas”. Son monologue a l’effet d’un baume sur les âmes inconsolables de ce monde, et ainsi s'achève la pièce sur cette belle promesse d’un monde meilleur, promesse qui, hélas, sonne plus vraie au théâtre que dans la vie.
Mouawad confie ainsi dans le livre de Sylvain Diaz, Tout est écriture : « Je crois que, même au seuil de la mort, il est possible que la réconciliation se fasse par un geste ou un pardon». Cette promesse-là est au cœur de Tous des oiseaux.
Finalement, ce qui est remarquable dans cette pièce, c’est que Wajdi Mouawad réintègre de l’humanité dans les conflits marqués par une violence inhumaine qui occupent constamment l’actualité. Selon lui, il ne s’agit plus d’un parti contre un autre, ou d’un peuple confronté à un autre, mais d’hommes et de femmes élevés dans la colère, et surtout dans la peur de l’autre
Tous les oiseaux est une pièce bouleversante et déchirante qui veut faire résonner à notre époque les questionnements de Wahida dans la scène 4 de l’acte I : "Faut-il à ce point s'attacher à nos identités perdues? Qu'est ce qu'une vie entre deux mondes ? Qu'est ce qu'un migrant? Qu'est ce qu'un réfugié ? Qu'est ce qu'un mutant ?". Tiraillée entre ode à l’amour et réflexion sur le conflit identitaire intérieur, Tous des oiseaux nous amène à la découverte des tréfonds de notre être. Si nos origines ne nous définissent pas, le sommes-nous par notre culture ? Est-il possible, et faut-il renouer avec des origines perdues? L’amour permet-il de dépasser un conflit entre des peuples perçus comme ennemis ? Est-ce une trahison de préférer l’amour à la haine ? Tant de questions universelles, qui résonnent d’autant plus aujourd’hui dans un monde bouleversé par des conflits qui déchirent l’humanité.
Serena Arnaud
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