Anatomie d'une chute : la victoire de l'art sur la politique

 

Photo de Samuel Theis

 

Le matin du 11 Mars 2024, les dents ont dû grincer à plusieurs endroits dans Paris. Particulièrement à deux adresses. La première, c’est au siège du CNC et la seconde c’est au Palais de l’Elysée. En effet, le film Anatomie d’une chute de la réalisatrice Justine Triet est allé décrocher le saint-graal du cinéma mondial : un Oscar. Et pas n’importe lequel, celui du meilleur scénario original (écrit par Justine Triet et Arthur Harari) faisant partie des cinq majeurs avec le trophée du meilleur acteur, de la meilleure actrice, de la meilleure réalisation et du meilleur film. 

 

Un message politique dérangeant

 

Mais alors pourquoi ce film, fier porte-étendard du cinéma français pourrait-il déranger en haut lieu. L’embryon de ce conflit tire sa source dans un discours de trois minutes, celui de la réalisatrice du film lorsqu’elle reçoit  la Palme d’or au festival de Cannes. Elle tient alors un discours pour un temps banal remerciant les acteurs et les producteurs du film mais vient le moment de la politisation de ce discours. Encore une fois, rien d’extraordinaire que d’observer un message politique lors d’une remise de prix qui-plus-est sur la réforme des retraites, sujet ayant ébranlé le pays de fond en comble durant des mois .

 

Néanmoins, Justine Triet va aller sur un terrain escarpé en parlant des dirigeants en tant qu’individu, en les remettant en cause en tant que personne, elle parle d’« un schéma de pouvoir dominateur de plus en plus décomplexé ». Elle évoque cela au sujet de la répression des manifestations ô combien nombreuses contre ce projet de loi.

 

Petit rappel juridique : un projet de loi par opposition à la proposition de loi émane du gouvernement. Là est tout le débat de cette histoire. Une réalisatrice qui vient de s’accorder la crédibilité toute entière du monde du cinéma s’attaque à l’exécutif en personne. Le discours fait débat mais pas de réaction venant du ministère de la Culture ou même du faubourg Saint-Honoré.

 

Une décision incohérente

 

Quelques mois plus tard, en Septembre 2023 vient le moment pour les pays souhaitant participer à la course aux Oscars de sélectionner un film et l’envoyer outre-Atlantique afin d’espérer se faire nommer dans la catégorie ‘meilleur film international’ (remporté par La zone d’intérêt en 2024). Alors favori à la sélection puisque vainqueur de Cannes, le film se fait couper l’herbe sous le pied par La passion de Dodin Bouffant de Trần Anh Hùng ayant reçu le prix de la meilleure mise en scène toujours à Cannes.

 

C’est une commission de cinq membres du Centre National du Cinéma qui en a décidé ainsi à contre-courant de la tendance générale. Le CNC justifie sa décision au regard du message du film : un film français sur la gastronomie avec deux immenses figures de proue du cinéma français. Il faut dire qu’un film où les premiers rôles sont assurés par Benoît Magimel (par deux fois césarisé) et Juliette Binoche (oscarisée), ça a de la gueule. Pour autant, sans remettre  en cause la qualité de ce film, cette décision apparaît comme un non-sens puisque le film de Justine Triet porte tout autant de nobles valeurs et qu’il est largement reconnu par le milieu. Il n’y a qu’à comparer le nombre d’entrées en salle. La Palme d’or cumule 1,4 million d’entrées en France tandis que le film de Trần Anh Hùng dépasse péniblement les 200 000 entrées. 

 

Il n’est nul besoin d’avoir un esprit perfide voyant des complots ici et là pour remettre en cause l’indépendance de cette décision. Théorie aussi démentie que soutenue, qu’importe puisque nous ne connaitrons surement jamais le fin mot de l’histoire. En revanche, on ne peut qu’imaginer le sentiment de gêne ressenti par le CNC, Jupiter et ses sbires lorsque l’académie des Oscars a révélé la sélection des films internationaux nominés, la France étant la grande absente. Pire encore, on ne peut qu’imaginer le sentiment de honte lorsque le film de Justine Triet a été nommé dans cinq différentes catégories aux Oscars alors même qu’il n’avait pas été envoyé par les institutions nationales. 

 

Alors faut-il remettre en question la légitimité et l’intégrité du CNC ? Pas vraiment. Tout d’abord, la commission faisant la sélection n’est composée que de cinq membres, comme dit précédemment, un nombre si faible n’est sûrement pas assez représentatif de la nation et est un véritable appel à la subjectivité. L’actrice tenant le rôle principal Sandra Hüller en avait d’ailleurs fait le constat : « Ce n'est pas la décision de la France, c'est la décision de 5 personnes dans un bureau. Ce n'est qu'une poignée de personnes, que je respecte, mais je pense que ce n'est pas représentatif du nombre de personnes qui ont vu le film en France ».

 

C’est donc plutôt ce mode de désignation qui est à remettre en cause et à réinterroger. Quant à une éventuelle intervention de l’exécutif ou autre cheval de Troie du pouvoir, aucun élément ne permet d’en affirmer la preuve mais la prééminence de celui-ci pourrait laisser penser à un climat de tension générale mettant dans l’embarras le jury. 

 

Un triomphe annoncé

 

Enfin c’est surtout le sentiment de fierté que l’on préférera retenir, la fierté car, comme le dit le titre, l’art est passé avant la politique, le cinéma est passé avant la politique. C’est la fierté pour une réalisatrice d’avoir osé remettre en cause les plus hauts lieux et d’avoir obtenu la reconnaissance de tout un monde culturel quant à sa légitimité pour transmettre un message. Et c’est surtout remettre les choses dans l’ordre, le brio concernant l’écriture de ce film a été reconnu indépendamment de tout soutien politique, indépendamment de tout “pouvoir dominateur décomplexé”.

 

Le plus absurde au final c’est que suite à cette histoire, les réalisateurs, acteurs, producteurs et tous ceux qui seront primés auront peut-être moins de vergogne à passer des messages politiques. C’est donc du gagnant-gagnant pour le monde du 7ème art car là est l’essentiel : faire du bon cinéma.

 

Bref, les dents ont dû grincer ce lundi 11 Mars 2024 et la prochaine fois n’attendra pas un autre film de Justine Triet ou un autre Président à coup sûr.

 

Robin

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