Ce que le documentaire d’Inoxtag dit de notre société

 

Outside.FR

 

Il y a quelques semaines, le youtubeur français Inoxtag a sorti une vidéo concernant son projet annoncé un an auparavant : gravir l’Everest. Ce projet ambitieux a suscité une grande admiration, mais a aussi agité des controverses, liées à la valorisation d’une méritocratie aveugle aux inégalités sociales par le discours bourgeois d’un monde où “ tout est possible” ; à l’invisibilisation des conditions d’exploitation des sherpas ; et aux impacts environnementaux du sur-tourisme de l’Everest. 

 

Mais, outre ces considérations idéologiques, ce documentaire et l’engouement qu’il a malgré tout provoqué notamment chez la jeune génération peut nous questionner : pourquoi ce projet suscite-t-il un tel enthousiasme et une telle admiration? De quel rapport au monde est-il le corollaire? 

Ainsi nous pouvons aussi nous interroger de manière plus distancée sur ce que ce documentaire dit de notre société : dans quelle mesure témoigne-t-il d’un rapport moderne et typiquement occidental à la nature, l’individu et la métaphysique ?

 

I/ Le dépassement de soi, la nouvelle religion moderne? 



  • la valorisation du dépassement de soi

 

Le dépassement de soi est un thème central du documentaire. D’abord le youtubeur se surpasse lui-même, mais produit également un discours nous invitant à nous dépasser pour “devenir meilleur jour après jour” et réaliser nos rêves. Certes, c’est un discours bourgeois qui perpétue -involontairement- l’illusion méritocratique et fait abstraction des réalités limitantes des plus pauvres. Mais il est néanmoins indéniable que ce discours parle à beaucoup car il témoigne plus globalement d’une culture du dépassement de soi qui dépasse les frontières de classe : nous pouvons penser aux classes préparatoires, à la vision méritocratique du travail - et notamment à la valorisation de l'entreprenariat-, à la place centrale du sport, et plus globalement à la mise en valeur de la raison et de la volonté face à l’émotionnel. 

 

Or, l’émergence de cette culture s’est faite dans un contexte double : celui d’une perte de mysticité au profit d’une rationalisation du monde (“désenchantement” de Max Weber) et de montée de l’individualisation, qui va de pair avec l’émancipation des structures religieuses. Globalement, en Occident, le glissement des croyances religieuses et mystiques à la rationalité et au scientisme a entraîné une confrontation brutale de l’être avec un monde dénué de sens, qui ne nous dit rien et qui n’a rien à nous dire, que les camusiens assimileraient à l’expérience de l’absurde. 



  • le dépassement de soi comme transcendance

 

Nous pouvons ainsi analyser cette culture du dépassement de soi, illustrée par l'ascension de l’Everest et par le discours d’Inoxtag, comme un moyen de combler le vide d’un sens perdu, par le prisme de l’ “auto-transcendance” : plutôt que de chercher l’absolu à l’extérieur de soi (dans une figure divine par exemple), on le cherche en soi, en nous prenant nous même comme un moyen de transcendance. 

 

En effet, en s'engageant dans l'ascension de l’Everest, Inoxtag peut être considéré comme l’illustration d’une vision transcendante de la volonté humaine. Par exemple, un de ses équipiers (Léo) lui dit de “s’oublier” lorsqu’il tombe malade : il y a bien ici  l’idée d’aller “au delà de soi”, de dépasser les limites de son corps et de se conquérir soi-même par la force de son esprit. En cherchant à se dépasser, il veut alors s'élever au-dessus de sa condition matérielle,  transcender les limites de son corps et de ses capacités. Une première dimension du dépassement est donc le surpassement physique de soi : c’est une tentative de franchir les frontières de l'existence ordinaire pour entrer dans une forme d'infini ou d’absolu. Nous pouvons peut-être alors considérer la culture du dépassement de soi comme une nouvelle forme de religion, un moyen de combler ce vide existentiel, cette faille du sens laissée par la perte d’influence des religions et par la démystification du monde.

En ce sens, le documentaire nous parle dans un premier temps car il touche à une forme de foi socialement intériorisée en l’individu et sa volonté. 

 

Mais il nous touche d'autant plus qu’il mêle une seconde dimension de la pensée occidentale : la vision dualiste de la nature.

 

II/ Un dépassement de soi lié à une conception occidentale de la nature



  • un dépassement de soi au moyen de la nature

 

En effet ici, l’absolu est symbolisé dans le documentaire par le sommet de l’Everest : en conquérant un espace aussi impressionnant, Inoxtag se fait par la force de sa volonté “comme maître et possesseur de la Nature”. Il y a ici une deuxième dimension de la transcendance : elle passe aussi par la conquête d’une nature immense et supposée indomptable, qui lui permet de réaliser et de ressentir la puissance de son être. La Nature est donc d’abord un moyen de se dépasser. 

 

Mais plus que cela, la nature (et ici l’Everest) est  surtout un moyen presque allégorique de matérialiser le dépassement de soi intérieur que l’on effectue. 

On peut ainsi remarquer que le dépassement de soi dans le documentaire repose sur deux écueils : le surpassement physique par la force de sa volonté, et la matérialisation de ce surpassement par la conquête d’une nature immense, sacralisée et supposément indomptable que l’on fait nôtre. 

 

  • Un dépassement lié à la vision occidentale d’une nature séparée de l’humain

 

Nous voyons bien ici que pour comprendre ces fonctions de la nature dans le documentaire, il faut la concevoir en tant qu’entité extérieure à nous. En effet, pour pouvoir matérialiser le dépassement de soi, il est nécessaire de conquérir quelque chose d’autre que soi, de conquérir une altérité qui nous est par définition étrangère. Conquérir cette altérité, c’est alors matérialiser la conquête de soi-même. 

 

Et cette vision dualiste de la nature est parfaitement mise en exergue par le documentaire qui met en scène (au sens littéral du terme, par la musique “dramatique”, le cadrage etc.) une nature sauvage impressionnante, à la fois grandiose et effrayante, qui semble hostile à l’homme. C’est l’archétype du concept de “wilderness”, lié à l’idée développée par Immanuel Kant du “sublime” : le spectacle d’une nature démesurée qui échappe à la compréhension humaine et qui nous fait éprouver notre petitesse, d’un point de vue presque métaphysique. Or, cette conception de la nature, que nous pouvons “ressentir” à travers le grandiose que nous inspire les images de ce documentaire, est culturellement construite, comme le montre notamment Phillipe Descola dans son ouvrage “Par delà nature et culture” : l’idée d’une nature extérieure à l’Homme et qui se définit précisément par opposition à lui est profondément contingente, et même exceptionnelle à l’échelle de l’histoire de l’humanité. 

 

Si ce documentaire nous parle, c’est donc aussi par la mise en exergue de l’altérité fondamentale entre l’être occidental et une nature dont il s’est coupé et qu’il sacralise d’autant plus que c’est justement une entité “autre”, qui revêt donc nécessairement une forme de mystère ou d’indomptabilité. 

Mais cette conception culturelle dualiste de la nature peut être considérée comme problématique. En effet ici se pose un paradoxe, une contradiction. En effet, si l'humain a besoin de se dépasser, c’est parce qu’il cherche désespérément un lien avec le monde mais ne trouve que lui-même pour se raccrocher. Se dépasser soi-même apparaît comme le seul moyen -voué à l’échec- de retrouver un sens, un lien avec le monde. Mais pourquoi l’humain ne trouve-t-il pas ce lien dans sa vie quotidienne? Nous verrons ici que le documentaire illustre parfaitement un raisonnement circulaire et absurde lié à la vision de la nature dans notre société.

 

III/ Une contradiction inhérente à la société occidentale 



  • un discours de “déconnexion” révélateur

 

Le youtubeur parle de “déconnexion” pour “se retrouver”, “se ressourcer” :  ces idées témoignent bien d’une forme d’aliénation, elles sont propres à notre société occidentale dans laquelle l’accélération de nos rythmes de vie nécessite de nous couper d’un rapport affectif et expérimental du monde au profit d’un rapport que l’on pourrait qualifier d’instrumental, de distant ou même d’agressif. Le sociologue et philosophe Hartmut Rosa évoque cette idée d’accélération en la mettant en relation avec la place croissante du travail dans nos vies, et la volonté culturellement intériorisée de maîtriser le monde qui nous entoure. Cette volonté nous amène nécessairement à nous empêcher d’être touchés par le monde, d’entrer en “résonance” avec lui. Baptiste Morizot parle même de “crise de la sensibilité” : il n’y a plus de rapport affectif au monde, seulement une volonté -absurde- de le dominer, de le contrôler, de l’humaniser, de le rationaliser. 

 

Dès lors, si cette idée qui transparaît dans le documentaire de “déconnexion” nous parle, c’est parce que nous nous sommes quotidiennement coupés de nos liens affectifs avec le monde : c’est alors dans les moments de “déconnexion” de la réalité sociale que nous “nous retrouvons”. Et ces moments sont paradoxalement nécessaires à la perpétuation de cette réalité (caricaturalement, partir en vacances pour mieux pouvoir retourner travailler). Historiquement d’ailleurs, l’émergence de cette vision de la nature comme un remède face aux vicissitudes sociales émerge avec le mouvement romantique, parallèlement à la Révolution industrielle : la nature devient le lieu de l’expression de la beauté et de l’individu face à la laideur de l’urbanité (par exemple dans Le Rouge et le Noir de Stendhal). Ainsi nous voyons bien que cette vision d’une nature ressource/ nature-refuge est le corollaire historique d’une société dans laquelle nous nous sommes coupés de nos liens affectis avec l’environnement naturel qui nous entoure.

 

  • Les paradoxes de la pensée occidentale

 

Ainsi la mise en relation de la vision de la nature transmise dans le documentaire avec le discours tenu doit nous amener à prendre conscience des contradictions inhérentes à notre vision occidentale du monde.  

Inoxtag utilise la nature comme un moyen de se dépasser grâce à l’extériorisation mentale et affective de la nature (conquête d’une nature-autre pour se conquérir soi-même). Pourtant, son besoin de se dépasser pour trouver un sens vient de cette extériorisation, entraînant une perte de connexion avec le monde (et donc de lien affectif avec lui). 

 Il trouve la paix en dehors de la société, dans une nature grandiose extérieure à lui. Pourtant,  c’est bien à cause de la mise à distance culturelle de la nature qu’il a besoin de se retrouver, et de se “reconnecter”. 

Plus globalement, il sort d’un rapport d’aliénation au monde en quittant la société et sa vie quotidienne, et doit même faire un séjour à Cuba pour parvenir à rentrer en France. Or, n’est-il pas étrange de devoir fuir une société pour pouvoir y retourner? 



Conclusion : 

 

Pour conclure, ce documentaire témoigne de manière métaphorique voire allégorique d’une vision occidentale culturellement ancrée de l’individu et de la nature. Il montre que le dépassement de soi, érigé en religion, est le corollaire d’une société dans laquelle le sens fait défaut et dans laquelle le seul lien de l’individu avec le monde est lui-même. Dans le documentaire, le dépassement de soi passe à la fois par le dépassement physique de soi et par la conquête d’une nature qui est un moyen de transcendance (réalisation de sa puissance par la conquête d’espaces “indomptables”) mais aussi un moyen de matérialiser la première dimension de la transcendance (c'est-à- dire matérialiser le dépassement intérieur de soi). Et pour comprendre la place de la nature dans ce dépassement de soi, il est indispensable d’adopter une vision dualiste de la nature en la considérant comme une extériorité que nous pouvons conquérir pour étendre sa maîtrise du monde et matérialiser sa propre maîtrise de soi.

Or, c’est là que la contradiction se fait saillante: c’est au moyen d’une nature extérieure que l’humain veut renouer avec le sens et résonner avec le monde ; mais paradoxalement c’est bien cette extériorisation de la nature qui l’amène à avoir besoin de retrouver ce sens et cette résonance avec le monde.

Ainsi, ce documentaire peut nous parler et nous émouvoir car il touche à des conceptions presque religieuses et métaphysiques du monde qui nous entoure, et qui sont si collectivement partagées et intériorisées qu’elles sont naturalisées, essentialisées. Mais il est justement important de saisir, à travers ce documentaire, les failles et contradictions d’un discours archétypique de la vision occidentale du monde afin de prendre davantage conscience de l’existence de certaines injonctions sociales, qui doivent être considérées comme telles. Chercher à se dépasser et à “conquérir” la nature n’est pas le moyen de retrouver un sens. Ce n’est pas en conservant un rapport d'agressivité et de domination avec soi et le monde que nous pouvons trouver la paix ; c’est en requestionnant notre manière quotidienne de relationner avec le monde, en interrogeant notre vision dualiste de la nature et en nous reconsidérant comme partie d’un monde cohérent.  Renouer nos liens avec le monde, pour parvenir à trouver un sens, ou peut-être accepter son inexistence. 



Pour approfondir: 

  • sur l’idée de rapport au monde et d’extension de notre accès au monde : Hartmut Rosa, “l’accélération”, “Résonance”, “rendre le monde indisponible 
  • sur le dualisme nature/culture occidental et contre l’idée de naturalisation et d’essentialisation de ce dualisme : Phillipe Descola, “Par delà nature et culture”
  • sur l’individualisation :  Bernard Lahire (“La culture des individus”)
  • sur le désenchantement du monde : Max Weber, notamment dans “L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme”

 

Arthur

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