L'affiche rouge, Feu ! Chatterton

Le 21 février 1944, vingt-deux résistants étrangers sont exécutés sur le Mont Valérien par des soldats nazis, quelques mois avant la libération de Paris. Dix d'entre eux servent alors d'exemple pour la propagande du Troisième Reich et figurent sur l'Affiche Rouge.
Cette affiche, complétée par une brochure, est l'objet d'une campagne xénophobe et antisémite, qui qualifie ces hommes comme « l'armée du crime ». Elle est placardée dans toutes les rues. Cependant, elle n'a pas l'effet escompté : la nuit, les affiches se retrouvent graffées avec la mention « Mort pour la France ». Vus comme des héros, ces hommes bénéficient alors d'une notoriété qu'ils n'auraient eue autrement.

 

En bas de l'affiche se trouve l'adjoint du chef des Francs-Tireurs et Partisans – Main d’œuvre immigrée (FTP-MOI) de la région parisienne, Missak Manouchian.

 

Ce jeune homme de 37 ans, rescapé du génocide arménien, est poète et amoureux. Il décide d'écrire une lettre d'adieu à sa femme Mélinée, alors qu'il se sait mort dans quelques heures.

 

Dix ans plus tard, en 1955, Louis Aragon, lui-aussi poète, décide de rendre hommage aux morts étrangers et communistes. Il reprend la lettre d'adieu et en fait un poème : Strophes pour se souvenir.

Puis en 1961, c'est au tour de Léo Ferré d'ajouter une mélodie solennelle et de transformer ce poème en véritable chanson. Elle prend alors le nom de L'Affiche rouge.

Le 21 février 2024, 80 ans après le drame du Mont Valérien, Missak Manouchian et sa femme Mélinée sont panthéonisés.

 

Pour cette cérémonie, c'est le groupe Feu ! Chatterton qui se trouve au micro pour escorter les cercueils dans le Panthéon, cette immense bâtisse de pierres froides et lourde de savoir.

Arthur Teboul, chanteur du groupe, s’élance :

« Vous n’avez réclamé la gloire ni les larmes
Ni l’orgue ni la prière aux agonisants
Onze ans déjà que cela passe vite onze ans
Vous vous étiez servis simplement de vos armes
La mort n’éblouit pas les yeux des Partisans »
Le calme s'installe.
La mélodie s'est ajoutée aux paroles.
« Vous aviez vos portraits sur les murs de nos villes
Noirs de barbe et de nuit hirsutes menaçants
L’affiche qui semblait une tache de sang
Parce qu’à prononcer vos noms sont difficiles
Y cherchait un effet de peur sur les passants »
Les frissons commencent à apparaître.
L'intensité augmente peu à peu.
« Nul ne semblait vous voir Français de préférence
Les gens allaient sans yeux pour vous le jour durant
Mais à l’heure du couvre-feu des doigts errants
Avaient écrit sous vos photos MORTS POUR LA FRANCE
Et les mornes matins en étaient différents »

 

Le temps semble se suspendre.

 

« Tout avait la couleur uniforme du givre
A la fin février pour vos derniers moments
Et c’est alors que l’un de vous dit calmement

Bonheur à tous Bonheur à ceux qui vont survivre
Je meurs sans haine en moi pour le peuple allemand »
L'émotion se fait sentir dans l'air.
Missak Manouchian, mort, parle aux vivants.
« Adieu la peine et le plaisir Adieu les roses
Adieu la vie adieu la lumière et le vent
Marie-toi sois heureuse et pense à moi souvent
Toi qui vas demeurer dans la beauté des choses
Quand tout sera fini plus tard en Erevan »

 

L'humanité prend le pas.

Chaque phrase, chaque syllabe est appuyée.

 

« Un grand soleil d’hiver éclaire la colline
Que la nature est belle et que le cœur me fend
La justice viendra sur nos pas triomphants
Ma Mélinée ô mon amour mon orpheline
Et je te dis de vivre et d’avoir un enfant »
Pour certains, les yeux s'humidifient.
« Ils étaient vingt et trois quand les fusils fleurirent
Vingt et trois qui donnaient le cœur avant le temps
Vingt et trois étrangers et nos frères pourtant
Vingt et trois amoureux de vivre à en mourir
Vingt et trois qui criaient la France en s’abattant »

 

La mémoire a pris la place du présent.
La voix cesse, la vie reprend son cours.

 

C'est en 2021 que le quintette français ajoute L'Affiche rouge à leur tracklist. Accompagnée, entre autres, d'une guitare électrique et d'un hautbois, cette funeste ode à la vie remplit chaque salle de concert d'une gravité troublante et saisissante. Le chanteur de Feu ! Chatterton, lors d'une interview pour France 2, a avoué « avoir envie de pleurer » chaque fois que le groupe interprétait cette chanson.

 

Mais alors, la musique sert-elle la mémoire ?

Ilona Lespinasse

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