Le millefeuille institutionnel, la douceur dont la dépense publique raffole… au point d’en redemande

   

Jean-Luc Mélenchon déclarait sur BFM TV en 2018 : « Personne ne paiera jamais cette dette ». Preuve que règne dans le débat public depuis 50 ans, à gauche comme à droite, l'idée que l’augmentation du déficit public n’est pas contraignante. Si les dirigeants ont, tour à tour, joué les téméraires face aux restrictions peu dissuasives de Bruxelles, il demeure un acteur impartial qui crée l’épouvante : le marché. Endettée de plus de 3 000 milliards d’euros, la France s’apprête tout de même à en emprunter 300 milliards à des taux d’intérêt exorbitants, jamais égalés auparavant. Le fantasme de la dépense gratuite prend donc fin et le pragmatisme règne enfin. Entre autres, la décentralisation du pays a été l’une des clés du trousseau permettant l’ouverture de la boîte de Pandore en matière de dépense publique. Cette politique de transfert de compétences, de moyens et de ressources de l’État vers les collectivités territoriales, qui s’administrent désormais librement, bien que toujours soumises aux lois nationales, a été engagée en 1982 avec les lois Defferre. Nombre d’étages administratifs naissent, formant jusqu’à un millefeuille, pour assurer la pérennité du nouveau système et engager les politiques publiques locales. Cependant, quarante années plus tard, le bilan de cette procédure laisse à désirer et révèle de profondes failles en matière de contrôle, d’efficacité et de satisfaction populaire. Le budget des collectivités territoriales devient donc le souffre-douleur de l’austérité budgétaire, comme un régime brusquement imposé après avoir été engraissé pendant des années. En effet, face à la crise de la dette l’heure est à l’action et, comme trop souvent, les solutions sont cherchées à droite. Le néolibéralisme fait proliférer l’austérité dont il est le digne héritier et le borné macronisme a fait le choix de réduire les dépenses plutôt que de considérer une augmentation des recettes de l’Etat grâce à une politique fiscale plus juste. Malheureusement acté, ce choix impose des coupes budgétaires, serait-ce alors l’occasion rêvée de reprendre le contrôle sur le processus de décentralisation et de limiter les budgets colossaux et surtout désorientés des collectivités territoriales ?  

 

Plus de proximité ou de complexité ?

 

Les collectivités territoriales se composent de plusieurs instances caractérisées par une gouvernance géographique. La plus importante est la région, à la fois géographiquement et en compétences, puis se trouvent les départements et les communes. Mais cette structure, en apparence simple, s'est complexifiée au fil des réformes.

En réalité, la métaphore du millefeuille décrit parfaitement les collectivités territoriales et leur évolution. Depuis la loi Chevènement de 1999, sont impulsées les « intercommunalités » ou « groupements de communes » censées permettre à ces dernières une gestion mutualisée des projets locaux importants. En 2010, bien que fustigeant la fonction publique, la présidence de Nicolas Sarkozy a vu l’intégration des communes aux intercommunalités passer du volontariat à l’obligation. De nouvelles compétences leur ont alors été accordées, souvent au détriment des communes, puis en 2015, grâce à la loi NOTRe, les intercommunalités dérobent les prérogatives des départements sous le pseudonyme de « métropole », mais uniquement dans les grandes agglomérations. Autrement dit, le pâtissier est beaucoup trop gourmand et rajoute, à peu près tous les dix ans, un étage supplémentaire au millefeuille. Paris est un cas d’école : la « Ville de Paris », s’ajoute à la fois au « Conseil de Paris » et à la « métropole du Grand Paris » : on ne comprend plus rien et on n’en finit plus !

Le rapport de la cour des comptes de 2021 en témoigne : « La confusion qui entoure le partage des compétences entre l’État et les collectivités territoriales d’une part, et entre les collectivités d’autre part, alimente la perception d’une dilution des responsabilités et d’un éloignement voire d’un abandon du service public ».

Lorsqu’elle est trop grande, la structure s’effondre, il ne reste qu’un amas de crème pâtissière et de pâte feuilletée, sans ordre et sans hiérarchie, sous l’illusion esthétique d’un glaçage. La dégradation des politiques publiques, comme le logement ou les transports, est symptomatique de l’absence de subordination claire. En effet, les conditions réglementaires de production et de gestion des logements ou d’attribution des aides publiques relèvent de l’Etat mais la mise en place des politiques territoriales de logement reposent sur les quatre échelons locaux à la fois. Évidemment, les conflits et les doublons administratifs sont récurrents entre les différentes collectivités.

Les Français se trouvent donc démunis face à une décentralisation qui perd tout son sens, à l’origine devant assurer une meilleure efficacité des politiques publiques grâce à une proximité accrue. L’effet ressenti est inverse, surtout depuis l’affaiblissement des communes au profit de territoires intercommunaux trop vastes. Par exemple, la communauté d’agglomération du Pays basque compte 158 communes qui perdent tout contrôle sur l’élaboration des politiques publiques locales.

 

Quand l’argent public se dilue dans les strates territoriales

 

La création de nouveaux échelons administratifs n’est pas liée à de nouveaux besoins et leur utilité est donc faussement prétendue. Afin de justifier leur existence, les compétences des autres collectivités leur sont transférées sans aucune garantie d’amélioration des services proposés. Parfois ce transfert entraîne même des problèmes de coopération et des doublons d’activité (logement, transport, aides publiques, etc.).

Les intercommunalités exacerbent également les critiques sur l’invulnérabilité des fonctionnaires plutôt que de permettre de réduire les effectifs. Afin d’assurer les nouvelles missions, de nouveaux agents sont recrutés par les groupements de communes sans pour autant que les effectifs des communes ou des départements ne soient réduits. 

En 2015, une importante part des responsabilités du département des Bouches-du-Rhône est transférée à la nouvelle métropole Aix-Marseille, qui emploie 8 200 agents en 2022. En conséquence, le département n’a daigné réduire ses effectifs que symboliquement, passant de 25 000 agents en 2015 contre 24 000 agents en 2022. 

A Paris, cette politique a créé un monstre administratif, la ville de paris, employant environ 50 000 agents depuis 2010. Elle se hisse donc à la deuxième place des grandes métropoles européennes avec un ratio d’un agent pour 43 habitants contre 107 à Londres et 95 à Rome. Seule la « ville-état » de Berlin dépasse la capitale française, mais artificiellement, car c’est le statut de la ville et les particularités de l’organisation fédérale allemande qui gonflent son taux d’administration. 

 

La TVA, le nouveau catalyseur du budget

 

L’impôt local a toujours été la force motrice des collectivités territoriales. Le budget était ainsi limité par les recettes de la taxe d’habitation et de la taxe foncière, bien que depuis 1979, il est complété par la dotation globale de financement (DGF), un petit bonus de l’Etat. Onéreuse certes, cette dotation de 27 milliards d’euros (montant stable depuis les années 2000) n’en demeure pas moins primordiale pour contrôler le processus de décentralisation, assurant la péréquation. Or, le double quinquennat Macron a supprimé la taxe d’habitation.  Pour 80% des foyers les plus modestes (par rapport à leurs revenus fiscaux), elle prend fin en 2020 et pour les 20% restants, elle s’essouffle en 2023. Bouleversement dans le budget des collectivités territoriales, justifié par un gain de pouvoir d’achat des Français, même les plus favorisés.

Heureusement, le président a toujours sa baguette magique pour baisser les impôts… grâce aux impôts : la Taxe sur la Valeur Ajoutée. Selon la Cour des comptes, en 2015, l’Etat percevait 93% des recettes de la TVA, en 2021 ce n’est plus que 51%, principalement à cause des 20% - 25%  attribués aux collectivités pour combler le manque de la taxe d’habitation. 

Néanmoins le recours massif à la TVA est très problématique.  Comme ces derniers temps le président s’efforce à prouver qu’il n’a lu que partiellement la constitution, il n’est pas étonnant que sa politique fiscale joue avec les dispositions de cette dernière. Article 72 de la Constitution :  « Les recettes fiscales et les autres ressources propres des collectivités territoriales représentent, pour chaque catégorie de collectivités, une part déterminante de l’ensemble de leurs ressources ». La démagogie derrière la disparition de la taxe d’habitation pose donc un enjeu de constitutionnalité du budget des collectivités territoriales. En considérant les parts de la DGF et de la TVA, la part des « ressources propres des collectivités », lourde appellation qui désigne désormais presque uniquement la taxe foncière, apparaît dérisoire. 

Pour autant, force est de constater que le retrait de la taxe d’habitation soulage la fiscalité de quasiment tous les Français. Sous le macronisme, c’est la TVA qui vient combler ce manque à gagner, posée comme un pansement sur la plaie, mais ce pansement a un coût, et pas des moindres, puisqu’il est financé par l’impôt le plus injuste. Macron a supprimé un impôt direct et pioche dans la caisse de l’impôt indirect, inclus dans le prix des biens et services que nous consommons tous, pour compenser. Une fois de plus, « cette décision n’a pas été comprise » par les Français puisqu’au lieu de courber l’échine devant le président pour avoir baissé les impôts, ces derniers déplorent cet allègement fiscal orienté vers les foyers les plus aisés. 

D’autant plus que la TVA finance désormais le gavage des administrations des collectivités territoriales. Or, le gonflement artificiel et mensonger des recettes, et notamment celles de la TVA, qui a permis aux imposteurs de Bercy d’afficher le plus longtemps possible un déficit inférieur à 5 % du PIB pour 2023, a logiquement entraîné un épaississement considérable du budget des collectivités bien que ces recettes soient imaginaires. En effet, les revenus de la TVA ont été très largement surévalués ces dernières années, offrant une somme incohérente au budget des collectivités territoriales face aux recettes réelles. Ainsi, creuser le déficit public était incontestablement voulu avec le choix de la TVA mais il a été creusé à la pelleteuse plutôt qu’à la pelle.

Enfin, le principe même de la décentralisation perd tout son sens dans ce réaménagement budgétaire, les collectivités territoriales perdant toute autonomie fiscale. La décentralisation permet une politique de proximité efficace seulement si la collectivité locale collecte l’impôt, sinon, elle ne peut pas ajuster le produit de ces impôts aux besoins. D’autant que la limite au budget que permettait le duo taxe foncière, taxe d’habitation n’existe plus car il suffit d’augmenter la part de TVA accordée au financement des collectivités. 

 

Un laxisme administratif préoccupant

 

Il ne s’agit pas ici de critiquer le principe de décentralisation tel qu’il a été pensé en 1982 mais son exécution et en l'occurrence sa déchéance.  Cela dit, ceux qui décident des politiques publiques sont les mêmes qui étudient leur efficacité. D’ailleurs la décentralisation a considérablement accru l’emprise de la bureaucratie technocratique. En réalité, la décentralisation incontrôlée remet en cause le principe même de démocratie. Comme le dit, en toute démagogie, Bruno Le Maire : « Pour moi la France n’est plus une démocratie, c’est une monarchie technocratique ». Un exemple frappant est la constitution de l’administration des intercommunalités. Avant 2013, les conseillers communautaires étaient désignés par les conseils municipaux, fraîchement élus. Désormais, les exécutifs intercommunaux sont élus par le même vote que les élections municipales. En substance,, leur élection est complètement négligée dans le processus électoral étant donné que les candidats présentent essentiellement un programme destiné à la politique municipale et un programme peu exhaustif voire inexistant pour les intercommunalités. Pour autant les intercommunalités ont souvent une prééminence sur les communes qui n’est donc pas légitime démocratiquement. C’est ainsi qu’en 2020, un scrutin au suffrage universel direct a été créé spécialement pour la métropole de Lyon. Au sein de l’agglomération lyonnaise, conseillers municipaux et conseillers métropolitains sont donc tous élus directement par les citoyens à l’issue d’élections distinctes. 



            À l'aune d'une crise budgétaire sans précédent, il devrait être primordial de ne pas faire le compromis du futur, malgré les tentations. Établissons une politique plus juste socialement et économiquement, permettant de renflouer les caisses de l’Etat en faisant participer ceux qui s’enrichissent toujours plus sans suffisamment participer à l’effort commun. Puis, invoquons un esprit de responsabilité permettant de contrôler des dépenses excessives qui nous plongent dans l’indécence. Il s’agit alors, vis-à-vis du millefeuille institutionnel, de le décomplexifier en admettant que l’évolution de la mécanique décentralisatrice est devenue incontrôlable et insensée. Pour autant, les montants engagés dans le fonctionnement des collectivités territoriales paraissent ridicules une fois comparés avec l’ampleur de la dette. Il est central de préciser que les réformes sur les collectivités territoriales ne doivent viser que partiellement de fortes économies mais davantage un gain d’efficacité et de proximité. Dès lors, il ne s’agit plus de fustiger la « fainéante et coûteuse » fonction publique mais d’en améliorer les moyens et capacités pour préserver l'État social qui nous est si cher. 

        




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