Quelle place pour l’utopie en politique ?

 

 

« Utopique ». C’est souvent le qualificatif que l’on donne aux idées politiques qui ne vont pas dans notre sens et que nous considérons comme irréalisables. En effet, si l’on admet que l’utopie est inatteignable, il semblerait y avoir une nécessaire contradiction avec la politique, qui vise précisément à réaliser des actions concrètes dans le monde social (même si ce n’est pas sa seule vocation). Mais par-delà l’instrumentalisation politique de ce mot pour décrédibiliser les opposants, il est essentiel de comprendre la nature de l’utopie, sa portée, et de discuter la place qu’elle doit occuper en politique.


Pour cela, revenons aux origines de ce mot. Le terme « utopie » a été inventé en 1516 par Thomas More dans son ouvrage « Utopia ». Il tire ses origines à la fois de l’outopos (le non lieu) et de l’eutopos (le bon lieu). Dans l’acception commune, l’utopie est alors définie comme un projet de société ou un idéal, qui ne tient pas compte des contraintes de la réalité. Par extension, c’est souvent un projet ou une idée qui apparaît comme irréalisable, illusoire dans les conditions actuelles.


Ce lieu qui n’est pas mais qui est jugé comme bon, souhaitable ; peut il advenir dans le réel ? La définition de ce qu’est une utopie n’est elle pas conditionnée aux perceptions humaines, façonnées par un contexte historique et idéologique, de la réalité? Cet article se veut critique de l’instrumentalisation sémantique du terme « utopique », et vise à penser la politique comme un domaine qui peut et doit dans une certaine mesure laisser sa place à l’utopie.


I. L’utopie : un ancrage dans le réel


Dans l’acception commune du terme, on retrouve l’idée que l’utopie n’a pas attrait au réel mais bien seulement aux idées. Ce serait un idéal déconnecté du réel, une pure construction de l’esprit, par l’esprit et pour l’esprit.
Pourtant, cette première affirmation semble erronée.


L’utopie a une visée politique


En effet, loin d’être une simple fantaisie de l’esprit, décorrélée de l’existence matérielle ; l’utopie est un projet par essence politique. Elle vise à l’imagination d’une société qui permettrait fondamentalement de réaliser notre humanité commune, généralement à travers des idéaux de paix et d’égalité (même si nous pourrions discuter de l’universalité de la morale). Ainsi, certes l’utopie est liée à un idéal, mais elle prend des formes concrètes (une société), et tend à mettre en exergue les problèmes de notre propre société : elle fait office de critique sociale, tout en imaginant d’autres possibles, d’autres rapports au monde.


C’est d’ailleurs la vocation même des projets d’utopie politique, comme La République de Platon ou L’Utopie de Thomas More qui illustrent ce double rôle : mettre en exergue les insuffisances du réel et imaginer d’autres possibles.


Ainsi, l’utopie vise à imaginer une nouvelle organisation sociétale jugée comme souhaitable, idéale. Mais si cet idéal n’a aucune possibilité d’être réalisé, a-t-il un intérêt en politique ?


Une utopie n’est jamais en soi irréalisable


Une des critiques centrales faite à l’utopie est qu’elle ne serait fondamentalement pas réalisable.


Or, pour réfléchir à cette affirmation, définissons deux types de contraintes :


Les contraintes fortes : d'ordre physique, elles sont nécessaires car elles portent sur l’existence matérielle des choses. Elles ne peuvent être dépassées dans le réel.


Les contraintes faibles, qui dépendent d’un contexte social, économique, politique ou institutionnel particulier.


L’utopie en elle-même ne porte pas de contradiction : elle ne peut pas faire abstraction des contraintes fortes qui pèsent sur le réel. Par exemple, imaginer un monde aux ressources inépuisables n’est pas une utopie.


Cependant, l’utopie peut outrepasser les contraintes faibles qui pèsent sur le réel. Or, ces contraintes sont par définition contingentes puisqu’elles dépendent du contexte contemporain à l’utopie. La définition de ce qu’est une utopie est donc subjective, elle dépend du paradigme socio-économico-institutionnel, lui-même régi par l’idéologie dominante. Et cette idéologie permet elle-même aux classes dominantes de légitimer la conservation de son pouvoir : elles peuvent alors chercher à dénigrer les projets des groupes dominés en les qualifiant d’ « utopiques ». Ainsi, prendre ces contraintes faibles comme immuables conduit nécessairement à une forme de raisonnement circulaire qui ne permet pas de voir le réel sous des prismes novateurs.


Par exemple, le féminisme ou le communisme étaient bien dans le passé des utopies (des « non lieux »), qui ne pouvaient pas se réaliser directement dans le contexte social de l’époque. Pourtant, l’histoire a montré que ce qui semble impossible, irréalisable, utopique, peut devenir possible : tout changement social est historiquement passé par un renversement du « réel ».

 

L’utopie permet de faire advenir ce qui n’est pas encore. Ainsi, la définition du possible est profondément contingente et est régie par le prisme, nécessairement biaisé, par lequel nous abordons le réel.
Nous avons vu que l’utopie était intrinsèquement liée au réel, et n’est fondamentalement pas irréalisable. Mais il semblerait ici que l’utopie doive se défendre d’une accusation (le fait de n’être pas réalisable) à laquelle elle n’a jamais prétendu objecter !


L’utopie comme horizon


En effet, l’utopie ne cherche pas à atteindre dans la réalité sociale l’imaginaire. Contrairement aux hétérotopies (qui sont des formes d’ « utopies pratiques » tendant à leur réalisation concrète), l’utopie « classique » est un horizon de possibilités, une manière de voir le monde qui peut guider l’action sur le monde social. L’utopie se réalise non pas uniquement dans l’atteinte de l’idéal imaginé, mais bien dans le chemin pris pour l’atteindre ; chemin qui respecte les valeurs fondamentales constitutives de l’utopie : cette dernière devient alors une forme de guide moral. Dès lors, l’utopie se veut être un horizon et non un but à atteindre.


Pour illustrer cela, nous pouvons aussi prendre l’exemple du féminisme : il s’agit d’un courant de pensée qui vise à une égalité théorique, idéale et totale entre femmes et hommes, mais qui ne sera probablement jamais achevée (de par les fondements anthropologiques occidentaux profondément ancrés de la domination masculine) : pourtant, le chemin parcouru avec l’idée de l’utopie féministe a permis des avancées sociales indéniables (droit de vote, droit à l’avortement…). Et sans cette utopie féministe, sans cet idéal égalitaire pour guider l’action et les revendications des femmes, comment ces progrès sociaux auraient-ils pu voir le jour ?


Plus généralement, il est ainsi possible de mettre en place des actions situées entre la réalité actuelle et notre idéal, afin de nous rapprocher de ce dernier en le rendant plus réalisable.


Nous avons donc vu que l’utopie peut être critique du réel, mais n’en est pas déconnectée : son objet est le réel, et son but est sa transformation et non pas son rejet passif. Cependant, il faut s’interroger sur la légitimité d’un individu d’imposer cette transformation, et sur la manière dont cette transformation s’impose elle-même dans le champ social.

 

II. L’utopie n’est pas une idéologie à tendance totalitaire


Une autre critique faite à l’utopie est souvent liée à sa recherche de « perfection ». Or, dans cet idéal de perfection se trouverait nécessairement un aspect normatif et une idée d’immobilisme autoritaire : une fois que l’on aura atteint le monde « parfait », plus rien ne doit bouger. Or, plusieurs problèmes sous-tendent cette affirmation.

 

L’utopie n’est pas autoritaire


L’utopie, puisqu’elle est fondée sur des conceptions éthiques et morales de la nature humaine, n’est pas universelle. Dès lors se pose la question soulevée entre autres par Karl Popper, de l’autoritarisme inhérent à la volonté d’imposer sa propre vision idéale du monde, comme ce fut le cas pour le nazisme ou le stalinisme.


Mais puisqu’elle vise à imaginer un collectif, l’utopie n’est pas incompatible avec l’idée d’une démocratie : Marit Böker affirme même qu’une « démocratie des utopies » apparaît nécessaire pour éviter les dérives totalitaires et ainsi respecter les principes fondamentaux de l’utopie. Il semblerait qu’imposer une utopie de manière autoritaire ne puisse pas être en adéquation avec les valeurs d’émancipation elles-mêmes prônées (cela soulève la question de la justification de la fin par les moyens, que nous ne traiterons pas ici).


Par exemple, le modèle soviétique n’est pas une utopie : elle n’est pas partagée, a été imposée par la transgression des valeurs au fondement de l’utopie ; et l’utopie d’égalité ou d’émancipation ne s’est en aucun cas réalisée.

 

L’utopie est un processus, pas un état figé


D’autre part, l’utopie ne doit pas être pensée comme un état figé : elle est en perpétuelle redéfinition. Elle ne prétend pas à la perfection et ne souhaite pas l’immobilisme. Comme mentionné précédemment, elle constitue un horizon de pensée destiné à guider normativement nos actions. Si l’utopie peut parfois se manifester sous la forme d’une représentation concrète d’une société (comme chez Thomas More), elle peut aussi s’incarner dans une vision plus abstraite et floue, dont les contours se précisent progressivement au fil du temps.


Cette dimension processuelle de l’utopie est également liée au fait qu’elle ne cherche pas nécessairement à se réaliser pleinement dans le monde social. Elle agit davantage comme une « fin en vue » (N. Cayer) qu’une fin en soi : bien qu’elle puisse être animée par des valeurs idéelles universelles, sa concrétisation dans le monde matériel entraîne inévitablement une altération de son contenu originel. Ainsi, l’utopie ne vise ni la perfection ni un état définitif : elle doit, au contraire, inclure une remise en question constante de sa propre vision de l’idéal.


Ainsi, nous avons précédemment pu démonter les différents stéréotypes accolés à l’utopie, en montrant qu’elle n’était pas une idéologie totalitaire déconnectée du réel. Mais alors si l’utopie est politique, la politique et la démocratie ont-elles besoin de l’utopie ?


III. Pour une réintroduction de l’utopie en politique


L’utopie : fondement et finalité de la politique


L’utopie doit être réintégrée en politique. Et ce d’abord car son extériorisation et sa péjoration croissante dans le champ politique nient ses liens immuables avec ce dernier. En effet, le but et le fondement de la politique est l’utopie : elle n’a de sens qu’à travers elle. De fait, la politique vise fondamentalement à imaginer et poursuivre concrètement la réalisation de la « société bonne », qui représente un idéal. Toute décision politique est nécessairement régie par des valeurs idéelles et idéales, par un but : il y a un dialogue perpétuel entre l’esprit, les aspirations humaines et la politique. L’utopie est donc au fondement du raisonnement politique (sans imagination et sans valeurs, aucune décision n’est possible). Comme le dit Ernst Bloch, l’utopie n’est pas seulement un facteur, mais bien le processus même de l’histoire : l’histoire est mue par des utopies qui font office de tentatives d’humanisation du réel, et de réalisation de l’humanité.

 

Vouloir faire de l’utopie l’antagoniste de la politique, c’est alors nier la nature même de la politique.

 

L’utopie, pilier de la démocratie


D’autre part, l'utopie est un processus de pensée sain et naturel qui fait vivre la démocratie. En effet, la pensée repose sur un dépassement du réel, sur l’imagination de possibles, et témoigne d’une volonté d’amélioration, de changement. Elle constitue une forme de refus du réel présenté comme tel, qui débouche sur une activité elle-même créatrice de réel. Elle est le signe d’une possibilité d’esprit critique, et est donc au fondement de la démocratie : si nous ne débattons pas des possibles futurs, et que nous nous emprisonnons dans les schémas de pensée du paradigme dominant, il ne peut plus y avoir de réel débat collectif concernant les horizons de nos sociétés. Car débattre au sein d’un même paradigme de pensée, à partir du même prisme, et utiliser les mêmes moyens pour évaluer la valeur ou l’intérêt d’une proposition politique ; c’est nécessairement museler le débat et enfermer les individus dans un réel immuable et incolore.

 


Si nous ne donnons pas aux citoyens la conviction de pouvoir changer les choses, comment attendre d’eux qu’ils s’impliquent démocratiquement ?

 

L’utopie : l’espoir politique d’une réponse au statu quo


Ainsi dans la continuité de cette idée, abandonner l’utopie revient non seulement à amputer la démocratie, mais aussi par extension à accepter la perpétuation du statu quo. D’abord car comme nous l’avons vu, les contraintes faibles qui pèsent sur nous sont contingentes et non immuables : elles ont été construites par des utopies précédentes. Ces contraintes faibles sont alors légitimées et essentialisées par l’ordre dominant : ne pas penser au-delà de ces contraintes, c’est ne pas imaginer d’autres mondes et donc nécessairement voir le réel par le seul prisme du paradigme dominant. Karl Mannheim affirmait à ce propos que renoncer à l’utopie mène à une condition statique où l’homme n’est plus qu’une chose : l’utopie nous révèle alors la plasticité du monde, quand l’ensemble des normes et des discours nous répètent qu’il n’y a « pas d’alternative » (TINA de Thatcher).


Ainsi, l’utopie est l’espoir politique, l’espoir de changement et nécessite le dépassement d’un imaginaire clos. La sortie de l’immobilisme se fera nécessairement par un bousculement normatif et culturel, qui ne peut être induit que par l’introduction d’une nouvelle utopie, une utopie radicale, un changement de paradigme. C’est même une nécessité vitale à l’heure du changement climatique : l’utopie capitaliste de sacralisation de la marchandise et de l’individu semble devoir être dépassée par un imaginaire lié à une autre utopie, un autre paradigme normatif qui guiderait différemment nos choix et nos actions. Et ne cédons pas au désespoir, car l’utopie se niche dans tous les recoins de l’existence. David Graeber affirmait à ce propos : « nous sommes tous déjà des communistes quand nous travaillons sur des projets communs, tous déjà anarchistes quand nous résolvons des problèmes sans recourir à des avocats ou à la police, tous révolutionnaires quand nous créons quelque chose d’authentiquement nouveau ». Les germes de l’utopie sont là, il suffit de les voir et de les cultiver politiquement, pour voir fleurir l’espoir.

 

Conclusion :


Ainsi, l’utopie est politique, et la politique est utopie. Elle est aujourd’hui une nécessité vitale, et il est impératif de déconstruire les arguments qui sous-tendent son extériorisation du champ politique.


Nous ne devons pas penser l’utopie comme seulement idéelle, relative seulement au monde des Idées platonicien. Car « dès lors qu’on aime le monde, qu’on se soucie du monde, on revient toujours au réel et à la boue. » (Alice Carabédian, Utopie radicale). Certes les idées peuvent être une échappatoire plaisante, mais l’acceptation de la matérialité et de l’altération nécessaire du contenu idéel dans le réel est également indispensable. Nous ne pouvons pas hiérarchiser ou dissocier le réel de l’idéel, mais plutôt tenter d’établir une jonction et un dialogue perpétuel entre ces deux entités : l’idéalisme n’est pas seulement négation du monde, mais devient création de monde lorsqu’il prend la mesure de la nécessaire altération du contenu des idées dans la matérialité.


Il faut redonner du poids, de la teneur réelle, de l’existence matérielle à l’utopisme, en abattant les préjugés associés à l’idée de l’utopie, et ce en levant les dualismes qui empêchent de comprendre l’essence de son but : les dualismes corps/esprit, idéel/réel, utopisme/ pragmatisme, éthique de la conviction / éthique de la responsabilité ; ou tout du moins en transformant le dualisme utopie/réalité en possible/impossible sans que cela soit l’objet d’une instrumentalisation politique.


Le thème de l’utopie doit cesser de diviser la gauche, comme cela a été historiquement le cas entre les socialistes utopiques (Owen, Saint-Simon, Fourier) et les marxistes. En effet, même si elle s’adapte au réel, la pensée de Marx est nécessairement fondée sur un idéal de société : une société socialiste ne peut se construire uniquement sur une base scientifique et matérielle. Inversement, les utopies socialistes, puisqu’elles ont une visée politique, doivent s’adapter à la matérialité lorsqu’elles entrent dans le champ du réel. Les idéaux de solidarité, de justice ou de coopération des socialistes utopiques peuvent servir de fondement éthique aux transformations proposées par Marx : la volonté utopique et la volonté « scientifique » dans l’espace politique ne doivent plus être perçus comme antagonistes, mais bien comme complémentaires.


Pour que le feu de la démocratie et de l’espoir renaisse, pour que les braises de la passion de l’égalité se ravivent, laissons leur place à l’utopie et à l’imagination. Osons penser au-delà d’un « réel » essentialisé. Pour ne pas obéir aveuglément à un immobilisme glacial et mortifère, pour ne pas laisser se dérouler sous nos yeux les pires atrocités humaines légitimées par une prétendue nécessité, pour se révolter contre l’inhumain, et réaliser notre humanité. Le pragmatisme n’est pas seulement vertu du statu quo : cessons de céder au dualisme imposé par certaines forces politiques entre utopie et « réalisme ». L’utopie est ce qui nous donne la force de vouloir changer, la force d’agir. Elle nous anime car elle porte en elle un idéal commun : la volonté la plus naturelle qu’il soit de créer les conditions propices à la réalisation de la nature humaine.


Comme le scandaient les manifestants de mai 1968 : « Soyons réalistes, demandons l’impossible ».

 

NB : il est important de préciser que le qualificatif d’ “utopique” est dans le champ politique abusivement attribué à des partis qui proposent des mesures qui ne vont pas dans le sens de la perpétuation du statu quo malgré la faisabilité concrète de leur projet, et ce dans même dans l’immédiat. Je voudrais ainsi souligner le fait que les programmes politiques des partis de gouvernement de gauche ne sont en aucun cas utopiques. Certes, comme tout programme, ils sont guidés par une utopie, mais ils ne sont pas irréalisables, même en tenant compte des contraintes faibles que nous avons évoquées précédemment (le programme du NFP par exemple était chiffré). Dès lors, même si cet article se veut défendre l’importance de l’utopie, ce qualificatif ne peut pas être adressé aux partis de gauche ; et nous devons résolument combattre l’instrumentalisation sémantique de ce terme « utopique », utilisé pour délégitimer certaines propositions de mesures sociales.

 

Arthur Bonnamour

 

Références :

Francis wolff, « trois utopies contemporaines ».

Cornelius Castoriadis sur l’imaginaire social historique

Levitas, « the concept of Utopia”

Comment l'utopie est devenue un programme politique, Stéphanie Roza

Alice Carabédian, « utopie radicale. Par delà l’imaginaire des cabanes et des ruines »

Rawls sur la théorie idéale VS non idéale

N.Cayer, mémoire « Quelle place pour l’utopie dans la philosophie politique ? »

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